Évoquer l’indigo, c’est faire s’animer dans notre esprit des images enchevêtrées d’Orient, d’Afrique et d’Occident. Sa magie s’est opérée auprès de tant de peuples et dans des usages si variés, du plus raffiné au plus quotidien, que sa teinte si particulière recèle auprès de chacun un pouvoir d’évocation fort. Il aura donné leur nom aux hommes bleus des Djebels africains, mais aussi la teinte inimitable de la toile sergée de Nîmes, devenue uniforme indémodable grâce à la ruée vers l’or américaine et à un certain Levi Strauss.
L’Europe du 19ème siècle s’entiche de bleu et l’Indigo, désormais seul pigment capable de le produire est incontournable. L’Europe guerrière s’uniformise aux couleurs de l’horizon, celle des campagnes se drape de lin laminé aux reflets presque noirs et brillants, celle des usines s’échine sous les blouses aux nuances outremer et celle des salons se pare de toiles indiennes aux reflets lapis. C’est l’apogée des comptoirs lointains, l’Indigo Bengali est roi.
Mais c’est dans l’histoire des peuples qui le cultivent depuis des millénaires que ses secrets s’enracinent. Du Niger au Japon en passant par les Antilles, on récolte les rameaux de l’indigotier avant de les broyer et de les faire fermenter pour en exprimer le pigment pur qui sera vendu sous forme de boules. Ces pelotes d’un bleu profond portent des promesses trompeuses car l’Indigo ne se révèle pas si aisément. C’est cette fugacité de l’Indigo, cette difficulté à le maitriser qui lui vaudra d’être supplanté lentement pas l’Indigo synthétique.
L’Indigo véritable reste cependant inimitable. De par la variété de ses teintes, qui vont du bleu le plus fugace, à peine naissant, à ce que les peuples d’Afrique de l’ouest nomment le bleu divin, couleur de la nuit. Une couleur sacrée. C’est sans doute ce qui rend l’Indigo immortel. Il devient un sacerdoce, une pratique quasi rituelle.
Partout, dans des cuves en terre cuites, des bassines en fer, sur des braises à peine fumantes, le bouillon aux volutes bleutées est concocté avec soin et recueillement.
Il faut voir les teinturiers du Tamil Nadu gouter délicatement leurs cuves pour juger de leur qualité. Il faut contempler les maitres indigotiers japonais, s’incliner dans le plus grand recueillement en signe de respect et d’humilité pour le travail de la nature qui va s’opérer, devant le parfait tas de feuilles mises à composter.
L’Indigo est vivant à bien des titres. Au sens littéral tout d’abord, car pour l’amener à se livrer entièrement il faudra le solubiliser par un procédé reposant sur la fermentation. Cette étape délicate est accomplie de bien des manières, l’effet recherché étant la libération de bactéries dans la cuve d’indigo, permettant au pigment de s’exprimer et de se transférer de façon durable. Des cuves montées à base de cendres de bois du Laos au Mali, en passant par celles sucrées par des fruits blets d’Inde ou celles enrichies de son de blé au Japon, l’Indigo est matière vive et fragile. Dans une odeur acre il étreint de vert émeraude les fibres naturelles de soie, de laine, de raphia, d’ananas, de lin sur lesquelles il laissera son empreinte vive ou subtile selon l’âge de la cuve. C’est en le laissant s’aérer, s’oxygéner que le bleu de l’Indigo apparaît peu à peu. L’Indigo respire.
L’Indigo est bien vivant aujourd’hui par le travail acharné de femmes et d’hommes qui le cultivent, transmettent leurs savoirs faire dans leurs communautés et bien au delà, dans le respect des traditions mais aussi dans une volonté créative clairement ancrée dans la modernité.
Le travail d’Aboubakar Fofana, maître indigotier malien est en cela exemplaire. Cet artiste, grand calligraphe, passionné par ce bleu mythique l’explore depuis longtemps dans ses créations textiles graphiques. La ferme d’Indigo qu’il a crée au Mali entretien la culture de plants biologiques et associe le maintien d’une agriculture locale avec un atelier de teinture qui lui sert à transmettre son art. Il parcourt aujourd’hui le monde pour essaimer auprès d’un public de passionnés de l’Australie à la Grande Bretagne.
L’Indigo nous renvoie à une certaine perception de la temporalité et de l’expérience qui, dans nos sociétés occidentales trop préoccupées d’instantanéité et d’efficacité, nous fait cruellement défaut. Ce bleu se mérite, se trouve à tâtons dans des viroles d’une cuve fumante. Combien de cuves montées sans voir se former à la surface la « fleur d’Indigo », mousse légère et première étape du succès? Combien de bains, dont les étoffes ressortant d’un vert acide déroutant, nous font espérer et nous découragent, avant d’atteindre le graal du bleu profond de nos rêves?
Les maîtres teinturiers indigotiers du monde entier cultivent et renforcent cette incertitude de l’Indigo en créant des motifs aléatoires à l’aide d’éléments naturels qui vont marquer de leur empreinte les étoffes. A l’aide de petits cailloux, de brindilles, de liens, les toiles vont être contraintes, pliées, froissées, ligotées et garderont en réserve blanche sur bleu la marque de cette présence. Shibori du Japon, Bandhani indien, Let sénégalais, tous signent de façon unique le travail de l’artisan.
L’Indigo est aussi vivant dans le travail de créateurs de mode qui ont choisi d’apprendre à le maitriser et d’en faire la base de leur travail. L’impossibilité de maitriser totalement le rendu, de reproduire deux bleus identiques, font écho à leur volonté de redonner du sens au vêtement, à une époque qui l’a rendu jetable. Comment vouloir se séparer d’une pièce dont le temps sublimera encore la teinte ? Impossible, l’Indigo ensorcelant vous a happé dans ses volutes bleutées.