« Si haute que soit la montagne, on y trouve toujours un sentier. » ce proverbe afghan illustre bien l’esprit qui anime Turquoise Mountain, tant son travail de restauration, de conservation et de transmission de patrimoines culturels matériels et immatériels dans des pays ayant subi les ravages de décennies de guerre, est ardu et pionnier. Cette ONG née en Afghanistan il y a une dizaine d’années, dont les objectifs sont d’identifier mais aussi de former des artisans capables de participer à la restauration, à la conservation et à la transmission de savoir-faire séculaires, dans des zones d’Asie et du Moyen-Orient ou les conflits récurrents ont mis à mal des héritages architecturaux, artistiques et artisanaux d’une richesse millénaire.
Dépassant ces missions d’origine, Turquoise Mountain, en permettant à une nouvelle génération d’artisans d’incarner le lien entre continuité et renouveau culturel de pays dévastés par des décennies de conflits, contribue à restaurer l’âme de ces pays en leur sein et à l’étranger.
Nous avons rencontré Bastien Varoutsikos, archéologue, spécialiste du Proche-Orient et du Caucase, qui depuis plusieurs années s’est investi en tant que consultant en patrimoine culturel auprès d’organisations internationales et travaille désormais pour Turquoise Mountain. Entretien.
The Artisans : Pouvez vous nous parler des origines de Turquoise Mountain ?
Docteur Bastien Varoutsikos : Turquoise Mountain est une ONG caritative crée à Kaboul en 2006 à l’initiative conjointe du Prince de Galles et du Président afghan Amin Karzai. Elle reçoit le soutien de nombreux donateurs, dont le British Council, l’USAID, la Fondation Saïd…
A l’origine de l’organisation il y a la volonté de restaurer le quartier historique de Murad Khane à Kaboul. Ce quartier, autrefois centre culturel et commercial de Kaboul qui accueillait son bazar, a délimité la ligne de front pendant près de quarante ans de conflits et a été totalement dévasté ; il était voué à une démolition certaine, malgré son inscription à la liste des sites en danger de la World Monument Fund Watch. Il était devenu insalubre et servait de refuge précaire aux afghans qui avaient été déplacés par les conflits et avaient réinvesti la capitale.
La volonté des fondateurs était d’impliquer totalement les afghans dans cette reconstruction et de faire appel aux savoir-faire traditionnels locaux pour le mener à bien. Ce chantier a été colossal. Il a nécessité le travail d’un millier d’ouvriers pour dans un premier temps déblayer les centaines de mètres cubes de gravats et de déchets. Nous avons ensuite recherché des artisans locaux capables de participer à une restauration des bâtiments historiques. Le patio du 19ème siècle et ses panneaux traditionnels de cèdre sculptés, les jalil, ont été restaurés à l’identique par des ébénistes, ainsi que les murs en pisé.
Ce lieu abrite désormais des salles de cours en ébénisterie, céramique, joaillerie, calligraphie et peinture de miniatures, ainsi que les bureaux de l’organisation.
T. A. : Expliquez nous comment cette restauration s’inscrit dans un plan plus large de revitalisation des savoir-faire afghans, mais aussi du tissu économique et social, au niveau local, mais aussi à l’étranger.
D. B. V. : L’organisation a privilégié une approche holistique, seule capable de garantir la pérennité du projet. D’importants travaux de voirie et d’assainissement ont été réalisés, une école élémentaire ainsi qu’une clinique ont été construits.
La création de la première école d’arts à Kabul, l’Institute for Afghan Arts and Architecture a permis l’intégration d’artisans afghans expérimentés dans le corps enseignant. 5.000 étudiants ont déjà été formés et une grande partie s’établit à son compte ensuite, parfois grâce au soutien de l’organisation. Tout cela renforce bien entendu le tissu économique local très affaibli et redonne un sentiment de fierté aux artisans et à la communauté.
Mais au delà de l’aspect de transmission, l’organisation s’est positionnée comme une marque qui commercialise et promeut le travail des artisans à travers le monde. L’idée est de sortir de l’image « folklorique » que l’occident peut avoir de ces pratiques artisanales. De nombreuses collaborations avec des designers et architectes ont été mises en œuvre et ont donné lieu à des réalisations d’ouvrages au Moyen-Orient et en Europe. Les produits crées par les artisans associés à Turquoise Mountain sont distribués dans des concept stores haut de gamme du monde entier. Ils sont recherchés pour leur unicité, la maitrise des artisans-créateurs, leur modernité et leur authenticité.
Des savoir-faire spécifiques, ayant quasiment disparus, telle que l’émaillage bleu profond des poteries d’Istalif, le travail délicat d’orfèvrerie et de sertissage de pierres précieuses et semi précieuses, acquièrent une nouvelle notoriété à travers le monde.
T. A. : Turquoise Mountain s’est fixé des objectifs de conservation mais aussi de développement des pratiques culturelles immatérielles. Pouvez vous nous expliquer en quoi consiste ce travail ?
B.V. : Turquoise Mountain a voulu pousser l’agenda culturel plus loin et d’une organisation de développement pur au départ, devenir une pionnière en matière de développement des pratiques culturelles immatérielles.
La convention de l’UNESCO de 2003 sur la sauvegarde des pratiques culturelles immatérielles, pose le cadre de cette approche novatrice. Nous prenons en considération non plus seulement les réalisations et les savoir-faire, mais aussi les aspects culturels qui entourent la production de ces objets : l’histoire, le vocabulaire associé, les espaces culturels, les représentations. Ce patrimoine est transmis au sein d’une communauté, souvent oralement, de génération en génération et il est soumis à des altérations et des évolutions. Il est un garant de continuité et ainsi que la convention de l’UNESCO l’établi, il contribue à « promouvoir le respect de la diversité culturelle et de la créativité humaine ».
C’est un travail essentiel dans ces zones qui ont été et sont encore soumises à de fortes tensions, pour recréer une cohésion. On va ici faire un gros travail de recherche des artisans sur des territoires morcelés et qui parfois deviennent inaccessibles soudainement. On doit faire preuve de patience, compter sur le bouche à oreille, car les artisans ont été déplacés ou ont abandonné leur pratique en raison des conflits. On m’a orienté un jour vers un luthier ayant fui au Pakistan et qui avait du dissimuler aux yeux des talibans les Rubab qu’il fabriquait en faisant passer le corps de l’instrument pour un siège, car toute musique était interdite.
On réalise un inventaire et une collecte de ce patrimoine, mais on essaye de le maintenir vivant avec une approche de conservation holistique dynamique. C’est un patrimoine qui doit rester vivant et ne pas être figé.
T.A. : Après l’Afghanistan Turquoise Mountain s’est investi en Birmanie et en en Arabie Saoudite, avec des projets de développement de partenariats avec des artisans locaux. Un nouveau projet ambitieux est celui qui a commencé en Jordanie. Pouvez vous nous en parler ?
B.V. : Nous menons au sein du camp d’Azraq un travail d’identification d’artisans avec l’espoir de pouvoir créer un lieu de travail et de transmission au sein du camp. C’est un endroit extrêmement difficile d’accès et fermé sur lui même, très différent de camps comme celui de Za’atari, ou des formes d’expression artistiques et d’échanges de services s’établissent dans l’enceinte du camp. C’est l’un des plus grands camps de réfugiés syriens en Jordanie, plus de 80.000 personnes y vivent pour une très longue durée dans des conteneurs alignés au milieu du désert. Le camp est très sécurisé et notre travail est rendu plus compliqué par les décisions de fermetures temporaires pour raison de sécurité qui nous retardent. Mais nous avons bon espoir et avons déjà mené des entretiens et identifié des artisans volontaires. Il nous reste maintenant à trouver comment faire rentrer les matériaux et de l’équipement dont nous avons besoin pour qu’ils puissent travailler, mais nous sommes confiants, il faut être persistant et patient.
Vous pouvez découvrir les créations des artisans soutenus par l’organisation Turquoise Mountain sur plusieurs sites dont le magnifique site Ishkar ou la belle sélection de Far and Wide et enfin un site dédié aux bijoux Pippa Small