Par nos rencontres avec des artisans et artistes textiles, tels que Meghan Shimek, nous avons découvert une variété de pratiques autour du fil. Nous avons souhaité ici vous livrer notre approche d’un art foisonnant depuis la seconde moitié du XXème siècle, à la frontière de l’art et de l’artisanat.
En paraphrasant le titre de la fameuse exposition de l’artiste Sheila Hicks, Weaving as methaphor, on définit d’entrée de jeu le potentiel d’expressivité symbolique de l’art textile.
Dépassant leurs origines utilitaires et sortant du cercle familial, les travaux d’aiguilles portent un message. Platon, commentant les fêtes des Panathénées, pendant lesquelles le péplos brodé par des jeunes filles est porté en procession pour vêtir la statue de la déesse Athéna, souligne le caractère hautement symbolique de ce tissage, métaphore de la cohésion sociale athénienne et du politique.
Tout dans cet art du tissage semble en effet représenter la vie de la cité. Depuis le cardage, qui sépare les fils, créant des unités individuelles, comme celles qui composent la société, jusqu’à leur entrelacement, nécessaire union des différences qui créeront le lien social.
Très tôt, le textile, notamment la tapisserie devient terrain d’expression narrative, y compris dans la sphère du foyer. Très tôt aussi, il va dépasser ce cadre et exprimer la personnalité, les émotions et aspirations de sa créatrice. L’art textile demeure en effet un art essentiellement féminin et hautement féministe.
Les techniques, qu’elles soient de broderie, de tricot, de crochet, de patchwork, de tissage, transmises de femmes en femmes, souvent dans un contexte familial, vont être détournées peu à peu par des artistes féminines, qui y trouvent un terrain d’expression plastique malléable et accessible. La charge symbolique féministe, mais aussi celle liée au fil, à ses entrelacements, à ses tensions et à ses croisements, fournit là un matériau riche pour constituer un récit.
Tissage
Le tissage occupe une place particulière dans l’art textile. Par son entremêlement de fils de chaine et de trame, association du vertical et de l’horizontal, de ce qui sous tend et de ce qui soutient, du noué et du libre, du visible et du caché, le tissage possède une capacité de projection symbolique importante. La mise en tension de deux fils, celui de l’inconscient, du rêvé et celui du parlé, de l’histoire contée.
La multiplicité des techniques, permettant la figuration la plus fine, aussi bien que l’abstraction, la mise en volume comme l’aplat et la palette des matériaux utilisables, rendent cette technique à la plasticité extrême très prisée.
Dès les débuts du mouvement Bauhaus, le tissage s’affirme comme un medium d’expression artistique à part entière, notamment grâce à l’influence de l’artiste et tisserande Gunta Stölzl. Elle enseignera de longues années à l’atelier de tissage fondé par le groupe.
Anni Albers, artiste éminente du mouvement, construit une œuvre textile composée de pièces immenses et de pièces décoratives plus modestes, utilisant des matériaux naturels mais aussi industriels et synthétiques. Le lin, la laine, le crin, les fils métalliques et la cellophane, y dessinent en des formes géométriques la lumière du jour changeante, les méandres de la pensée et du langage, et la topographie des villes.
Le travail sculptural de Lenore Tawney, offrant, grâce notamment à sa technique de tissage à chaine ouverte, une approche unique des volumes et des jeux de transparences, va ouvrir la voie à des artistes utilisant tous les avantages de la plasticité du fil, tels que Sheila Hicks.
Sheila Hicks occupe une place particulière dans le fiber art. Ses entrelacs soumis à la gravité créant des images fortes, sa façon d’emplir l’espace de cascades de nœuds et de filaments pour créer de véritables sculptures et son travail sur l’architecture du lieu qu’elles occupent, en font une plasticienne du fil. Qu’il s’agisse d’énormes écheveaux aux teintes vives, de ballots et d’amas de fibres colorées ou de lianes entremêlées de cordages, le fils se donne à voir dans tous ses états.
Patchwork
Jean Ray Laury, fût une des premières artistes dans les années 60 à s’exprimer grâce à ce medium souvent associé, de façon un peu limitative, à la vie domestique des colons américains et à sa narration. Son travail mélangeant une approche classique du patchwork avec celles moins conventionnelles du collage et même de l’impression, décrit ses engagements politiques et féministes.
Des procédés repris notamment par l’artiste Tracey Emin dans ses œuvres utilisant les techniques de patchwork, telles qu’Hôtel International ou I do not expect to be a mother. Reprenant le fil narratif souvent associé à cette pratique, s’adaptant parfaitement au caractère très personnel et en même temps universel de son œuvre, elle y inclut des bribes de phrases liées à des situations vécues, provocant un effet de contraste entre la dureté des propos et la familiarité réconfortante du support.
Broderie
La broderie, associée dans l’imaginaire collectif à l’univers domestique féminin, a été portée au rang d’expression artistique par une poignée de femmes dans les années 70.
Hessie, artiste franco cubaine l’utilise en des répétitions de motifs, créant un langage complexe. Son utilisation de motifs de boucles produit un effet d’aliénation. L’artiste Milvia Maglione a elle conçu son travail d’aiguille comme des hommages à ces brodeuses du quotidien en les magnifiant dans ses ex-votos brodés de fils et de photos.
Maille
Le travail de la maille, qu’il s’agisse de tricot ou de crochet connaît un renouveau depuis une vingtaine d’années.
La sculptrice Janet Eckelman modèle grâce à de gigantesques filets des volumes qui interagissent avec l’environnement urbain. Leur souplesse et leur douceur tranchent avec l’angularité de leur environnement architectural. Son travail sur des formes géométriques complexes, créées de façon intuitive et sur la couleur, donne naissance à des espaces de calme et de contemplation, où l’on croit voir surgir des aurores boréales textiles.
La géométrie peut d’ailleurs se faire art et utiliser le fil comme médium. La mathématicienne et artiste Daina Taimina a élevé le crochet à un nouveau stade. Elle a modélisé en crochet des plans hyperboliques, conceptualisés par la géométrie non euclidienne, mais impossibles à représenter physiquement. Portée par l’accueil unanime de la communauté scientifique, mais aussi par le plaisir qu’elle retirait de l’utilisation de cette technique transmise par ses ainées, elle a développé un travail artistique basé sur la géométrie et la représentation de plans hyperboliques symétriques.
La maille a investi nos rues et le Yarn Bombing, graffiti textile, s’exerce comme une forme de réappropriation de l’espace urbain par des tricoteuses. L’apparition du fil ouvragé crée un effet de surprise, souvent humoristique ou parfois plus revendicatif.
Magda Sayeg, détourne les objets recouverts de leur fonction originelle. Des objets utilitaires, du mobilier urbain, des véhicules prennent soudain une dimension sculpturale de façon totalement inattendue.
Le mouvement britannique Knit The City revendique une approche plus spontanée de trublion. Ses membres se sont fixés comme objectif d’investir le terrain urbain en créant la surprise et le décalage, de créer de la vie dans les rues et de provoquer le dialogue autour de leurs détournements.
Toutes ces Pénélopes, modernes alter ego de celle qui par son travail d’aiguille a dominé son destin, racontent des histoires personnelles, engagées. Elles tissent un récit foisonnant et élèvent au rang d’art, des pratiques souvent associées au privée et au domestique. Suivez le fil.
Une réflexion au sujet de « Fiber Art : Le fil comme métaphore »
[…] Pour Meghan d’ailleurs le tissage reste principalement une affaire de femmes. Pas par rejet du masculin, mais par le lien fort qui se crée dans cette sororité, issue de la longue tradition féministe du Fiber Art. […]
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